Le 22 février dernier, nous faisions état sur Twitter de la condamnation, quatre jours plus tôt, de l’association de consommateurs Asidcom par le tribunal de grande instance de Grenoble (Isère) à la demande de l’organisme de certification et de contrôle halal de la grande mosquée de Lyon, l’ARGML (association rituelle de la grande mosquée de Lyon). Détails
L’objet de la discorde
C’est un article publié sur le site Internet de l’association de défense des consommateurs musulmans Asidcom qui est à l’origine de l’action en justice de l’ARGML-mosquée de Lyon. Intitulé « Les dessous de l’affaire Isla Délice AVS. Consommateurs, soyez responsables et exigeants ! Vos convictions religieuses ne sont pas une marchandise qui se discute », ce billet visait à faire toute la lumière sur « l’utilisation de méthodes d’étourdissement des animaux dans le sacrifice rituel pratiquées à l’insu des consommateurs musulmans malgré l’interdiction par les principaux conseils de savants ». Le ton était donné.
Pointant du doigt les trois mosquées habilitées à délivrer des cartes de sacrificateurs, qui ne sont « en aucun cas une garantie pour le halal », ASIDCOM fustige ces trois acteurs « incapables depuis les décrets d’habilitation des cartes d’assainir et de sécuriser le marché du halal. » Et de citer d’une part Bernard Godard, qui déclara à la journaliste Warda Mohamed que « les certifications de la mosquée de Paris et d’Evry ne sont pas sérieuses », d’autre part des instances musulmanes en France et à l’étranger, dont « certaines se positionnent clairement contre l’emploi de tous types d’étourdissement avant ou après la saignée ».
Puis l’article revient sur l’utilisation du choc après la saignée sur les dindes commercialisées par Isla Délice pendant son partenariat avec l’organisme de certification AVS, expliquant la rupture entre la société Zaphir et son certificateur d’alors par la décision de ce dernier de ne plus recourir à cette pratique. L’article se termine par un appel clair au boycott des produits certifiés par l’ARGML-mosquée de Lyon, l’ACMIF-mosquée d’Evry et la SFCVH-mosquée de Paris, suivi des trois logos de la SFCVH, l’ACMIF et de l’ARGML barrés d’une croix rouge. C’en était trop. L’appel au boycott et le logo barré déplurent fortement aux responsables de l’ARGML et notamment à Kamel Kabtane, recteur de la mosquée de Lyon.
Ce que reproche la mosquée de Lyon à ASIDCOM
Dans l’ordonnance d’assignation, que nous vous avons pu consulter, les deux griefs contre ASIDCOM sont les suivants :
- « La campagne de boycott engagée par l’association ASIDCOM » sur son site Web et hors Internet. Les internautes étaient appelés à imprimer l’article de la discorde et à le diffuser sous forme de tract.
- « le logo barré d’une croix rouge »
L’ARGML-mosquée de Lyon, par la voie de son avocat, a choisi de citer la fin du billet, plus précisément les lignes ci-dessous, pour justifier l’assignation en justice.
« Amateurisme des principaux acteurs, ne mangeons plus de tels produits ! et organisons nous…
Devant l’amateurisme de ces acteurs qui ont été incapables soit d’assurer la traçabilité des produits soit de proposer des produits suivant le sacrifice rituel sans étourdissement, ASIDCOM appelle les consommateurs à boycotter leurs produits. »
Tout juste après, l’ordonnance souligne les « conséquences de cette campagne », non sans dramatiser.
Cette campagne a un impact sérieux et il incombe qu’il y soit mis fin au plus tôt.
En effet, les acteurs du monde alimentaire savent qu’il suffit de peu de choses pour décrédibiliser des marques et remettre en cause des processus de fabrication, pourtant incontestables.
Par ailleurs, chacun sait qu’il existe encore des abus dans la certification halal, et induire le doute sur la validité de la certification par un appel au boycott est de nature à produire des dommages irréversibles.
Ces dommages seraient en effet irréversibles, car l’ASIDCOM est dans l’incapacité de verser des dommages et intérêts compensatoires.
Ces quelques lignes sont loin d’être fondées et parfaitement discutables :
- Il serait intéressant d’en savoir plus sur cet « impact sérieux », effectif et non simplement craint. Comment a-t-il été mesuré ? comment le vérifier ? à quoi correspond-il précisément ?
- Le caractère incontestable des procédures de fabrication – en l’occurrence de l’électronarcose — sont particulièrement sinon contestés, à tout le moins vivement discutés, comme le reconnaît du reste sans mal l’ARGML ;
- quant aux dommages irréversibles, on est là bien plus dans la dramatisation et l’emphase de la défense, tactique banale et effets de manche inhérents à toute plaidoirie.
Puis, considérant l’ASIDCOM « comme une petite association militante » dont la « recherche de la confusion est d’autant plus regrettable pour une association qui entend jouer les redresseurs de torts », l’ARGML, toujours dans cette ordonnance, cite l’arrêt de la Cour de cassation du 22 octobre 2002, n°00-18048, qui stipule que « le boycott constitue une action délibérée en vue d’évincer un opérateur du marché. »
La condamnation d’UFC-Que Choisir en 1989 par la Cour de cassation du fait d’un « appel sans nuance ni objectivité au boycottage » de la viande de veau vient alors appuyer le propos.
Les demandes au juge
Après avoir fait état des motifs de son assignation, l’ARGML-mosquée de Lyon a demandé au tribunal de grande instance de Grenoble de :
1- Ordonner le retrait du tract disponible sur le site de l’ASIDCOM sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard à compter de la date de l’ordonnance à intervenir
2- Faire interdiction à l’ASIDCOM de faire usage de tout document appelant « à boycotter les produits de l’ARGML », sous astreinte de 1 000 euros par manquement constaté
3- Ordonner la publication de l’ordonnance à intervenir sur le site de l’association ASIDCOM, ainsi que sur quatre média d’audience nationale choisie par l’ARGML, aux frais avancés de l’association ASIDCOM
4- Condamner l’ASIDCOM à verser à l’ARGML 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile et de la condamner aux entiers dépens.
Ce qu’en disent les parties
- Position de l’ARGML-mosquée de Lyon
Contacté fin février par nos soins, le recteur de la mosquée de Lyon, Kamel Kabtane, a tenu à préciser qu’il reste non seulement « très attaché à la liberté d’expression », mais encore ouvert « aux critiques qui « concourent à [s']améliorer » ; ce que, soit dit en passant, nous confirmons. Il nous est en effet arrivé d’échanger plusieurs fois avec M. Kabtane lors de discussions franches. Les désaccords, aussi tranchés soient-ils, ne rendent pas le dialogue impossible. Le débat sur le recours à l’électronarcose lors de l’abattage rituel en milieu industriel ne fait pas exception.
Habitués aux « vifs débats » autour de la question halal, Kamel Kabtane tient à souligner qu’il accepte « pleinement la part de la critique » des actions et des conceptions de l’ARGML. Mais dans cette affaire qui l’oppose à l’association ASIDCOM, le recteur considère que les limites de la critique ont été franchies : « Je distingue la libre critique de l’appel au boycott lancé par une association de consommateurs. » Et d’insister : « Je pense que la critique a ses limites : le respect de la dignité des autres. »
Le « ton inadéquat » d’Asidcom, différent du « débat honorable et d’ordre général », a motivé la réaction de l’ARGML. Mais plus encore, c’est la crainte du bad buzz qui a amené Kamel Kabtane à traduire l’association devant le tribunal.
Avec cet « appel sans nuance ni objectivité au boycottage » par une campagne « engagée brutalement et sans discernement », « ce qui constitue une faute au sens de l’article 1 382 du Code civil », précise l’ordonnance, il ne s’agissait plus « d’exprimer une opinion », mais d’agir de « manière à éliminer un acteur économique ».
L’affaire des knackis Herta halal contrôlées positives au porc est passée par-là.
- Position de l’association ASIDCOM
De son côté, l’ASIDCOM se dit stupéfaite. Contactée par nos soins, Hanen Rezgui, présidente de l’association, nous indiqua le 28 février dernier « n’avoir reçu aucune demande par écrit de la part de l’ARGML » ; ce qui explique que l’association « n’a pris connaissance de la procédure judiciaire qu’après le jugement ».
Décidée à « faire valoir devant le juge les arguments de l’association, ceux des consommateurs musulmans », Mme Rezgui fera appel. « Ce sera l’occasion, dit-elle, d’initier un grand débat sur la question de la certification halal en général et de l’électronarcose en particulier. »
S’agissant de la procédure en elle-même, une procédure civile de référé, si Kamel Kabtane indique l’avoir lancée, c’est pour faire retirer très vite l’article incriminé et non pour faire condamner ASIDCOM. « Nous avons fait signifier l’ordonnance, mais ASIDCOM n’a pas pris contact, et n’a pas retiré l’appel au boycott », déclare le recteur, qui craignait que la campagne devienne « immaîtrisable, car elle [pouvait] s’enflammer ». Devant le juge, « une solution amiable aurait pu être trouvée car nous étions au civil », déplore-t-il.
Combative et confiante, Hanen Rezgui confirme n’avoir pas été présente à l’audience. Pour une raison simple : l’assignation ne lui est jamais parvenue, précise-t-elle.
En attendant le procès en appel, l’association ASIDCOM déclare avoir « besoin du soutien moral et matériel des consommateurs musulmans ». Elle invite à cet effet chacun à adhérer « par courrier ou en ligne » et rappelle la possibilité de faire « un don par voie postale ou en ligne » en passant par son site Web : http://www.asidcom.org.